Voilà plusieurs années que l’armée congolaise affirme avoir affaire à l’internationale du terrorisme islamiste, à Beni, sans convaincre. Jeudi, l’État islamique a revendiqué, pour la première fois, une attaque survenue mardi près de Kamango (région de Beni), où sont morts deux soldats et un civil congolais. Que faut-il en penser? Pour enrichir le débat, interrogé un spécialiste local des ADF, Nicaise Kibel’bel, directeur du journal de Beni « Les Coulisses » depuis 28 ans, qui enquête sur ce groupe armé depuis 2002.
LLA: Il y a longtemps que les ADF (Allied Democratic Forces, rébellion ougandaise) sont au Congo. Le lien avec l’internationale islamiste n’est-il pas plus récent?
N.K. Précisons d’abord qu’il y a des musulmans au Congo depuis très longtemps et qu’ils n’ont rien à voir avec le terrorisme. Les ADF sont arrivés au Congo en 1995. C’est une émanation de la secte des Tabliqs, qui se consacre à la propagation de la foi musulmane, recherche les musulmans égarés qu’il faut remettre sur la bonne voie et convertit les non-musulmans, au besoin par l’épée. Cette secte est née en Inde; elle est arrivée avec des migrants indiens en Tanzanie, dans les années 40. Elle s’est ensuite répandue au Kenya, puis en Ouganda et, de là, au Congo.
Les ADF se sont d’abord installés dans le parc des Virunga, principalement dans le triangle Kamango, Erengeti, Mwalika. Ils y ont acheté des terres aux chefs coutumiers. Financés par des Saoudiens, des Turcs, des Britanniques et même, maintenant,des Sud-Africains, ils ont commencé à soutenir le petit business (kiosques, taxis-motos), ont épousé des filles de la région, ont construit des maisons en dur pour leurs belles-familles, prêté de l’argent, élevé des mosquées et ont commencé à convertir les gens. Ils vivaient avec la population – mais en cachant leurs griffes. Par après, ils ont investi dans le gros business – café, cacao, bois, or – et se sont bien intégrés à la société.
Quand ils ont commencé à recruter des combattants pour faire la guerre en Somalie et en Afghanistan – y compris des recrutements forcés – cela a attiré l’attention.
LLA: Du coup, les habitants de la région les trouvaient moins sympathiques…
N.K.: Oui. Mais il était difficile de combattre ceux chez qui nous avions des enfants. Nous étions pris au piège.
LLA: Comment en est-on arrivé aux massacres, qui ont commencé en octobre 2014?
N.K.: En 2004-2005 l’armée congolaise a lancé des opérations militaires dans la région. Et à nouveau en 2010, alors que les ADF se livraient à un nombre croissant de rapts contre des débiteurs qui ne les remboursaient pas. Fin 2013, il y avait plus de 900 kidnappés. A la demande des notables de Beni, l’armée a bombardé les positions des ADF; cela les a dispersés. Après six mois, l’armée a déclaré la victoire – alors que les ADF attendaient, cachés dans la forêt. Mais comme les bombardements les avaient privés de leurs ressources, ils souffraient de la faim. Alors ils se sont vengés de la population en commençant les massacres, en octobre 2014.
LLA: Mais des études de l’Onu et du Groupe d’Étude sur le Congo de l’Université de New York ont indiqué que l’armée congolaise était impliquée dans les massacres, en particulier le général Mundos…
N.K. Oui, mais ce n’est pas exact. Je l’ai d’ailleurs écrit au Groupe d’Étude sur le Congo. C’est une erreur de gens qui ne connaissent pas le terrain. Cela vient d’une déclaration du leader régional, Mbusa Nyamwisi, le 24 octobre 2014, sur RFI, qui a dit qu’il était « au courant de l’attaque dix jours avant » et que le général Mundos commandait à la fois l’armée et les ADF. J’ai expliqué cela dans mon livre (1). Mais la communauté internationale a préféré suivre le Groupe d’Étude sur le Congo.
LLA: On a quand même pu douter, au vu des résultats, que l’armée congolaise combatte fermement les ADF.
N.K. En fait, il y a une grande faille de l’armée congolaise. Ils ont déclaré victoire alors que les ADF se cachaient; ceux-ci l’ont ensuite attaquée. L’armée est tombée dans le piège, elle aussi. Le problème de l’armée – et des casques bleus – c’est qu’ils mènent une guerre classique, alors que les ADF font une guerre de guérilla; ils ne peuvent donc pas gagner. Sans compter que les casques bleus – des Népalais, des Indiens… – ne connaissent pas notre forêt et sont donc inefficaces. Il faut changer de stratégie.
LLA: Pourquoi l’État islamique revendique-t-il cette semaine une attaque des ADF?
N.K. Selon moi, d’abord pour dire « c’est nous qui tuons »; ensuite pour encourager les ADF. Depuis l’arrestation de leur chef Jamil Mukulu, en Tanzanie, en 2017, les ADF sont des orphelins, il s’agit de les encourager à poursuivre la guerre.
Laisser un commentaire