Stuart Reid : «La CIA a recommandé à Mobutu d’organiser la liquidation définitive de Lumumba»

C’est une enquête historique remarquablement documentée que vient de publier le journaliste américain Stuart Reid. Le livre est intitulé The Lumumba Plot – Le Complot Lumumba – et il revient notamment, archives à l’appui, sur le rôle joué par les autorités américaines et la CIA dans l’élimination de Patrice Emery Lumumba, le charismatique Premier ministre du Congo indépendant. Stuart Reid est ce matin l’invité Afrique de RFI, interrogé par Laurent Correau.

RFI : Votre livre est intitulé Le Complot Lumumba. Pourquoi parlez-vous de « complot » ?

Stuart Reid : Parce qu’il y avait un véritable complot visant à saper l’autorité de Lumumba, à le renverser et le tuer. Il y avait bien sûr plusieurs conspirateurs. Les Belges étaient très désireux de se débarrasser de lui. Mais personne n’était aussi puissant que les Américains. Et donc, ce qu’ils ont fait, c’est que cinq semaines après le début du mandat de Lumumba en tant que Premier ministre, la CIA a encouragé le président congolais à le destituer du pouvoir, et les manifestations et la propagande financées par la CIA lui ont permis de le faire plus facilement. La CIA a encouragé Joseph Mobutu à prendre le pouvoir, l’a financé ainsi que d’autres membres de son régime illégal… et elle lui a recommandé d’organiser la « liquidation définitive » de Lumumba.

Vous rappelez dans votre livre un fait essentiel, à savoir cette instruction donnée par le président Eisenhower le 18 août 1960, lors d’une réunion du Conseil national de Sécurité. Il demande alors qu’on élimine Lumumba… Mais au-delà de cela, vous nous faites découvrir de nombreux échanges qui ont eu lieu au sein des milieux dirigeants américains, de l’ambassade à la Maison-Blanche… et l’on comprend que pendant qu’il occupe le poste de Premier ministre, Lumumba est perçu de manière croissante comme un ennemi par de nombreux responsables américains…

C’est exact. En fait, c’est un grand malentendu, car Lumumba était assez sympathique à l’égard des États-Unis. Il voulait envoyer les jeunes Congolais dans les écoles américaines. Il faut savoir qu’à un moment, il a confié l’avenir économique de son pays à un Américain ! Il a signé un contrat de 2 milliards de dollars cédant toutes les ressources minérales et hydroélectriques du Congo à un entrepreneur américain. Et il a même demandé l’envoi de troupes américaines au Congo. Ce n’est pas vraiment ce que l’on attendrait d’un communiste, en termes de paroles et d’actions !

De quelle manière les responsables américains de l’époque, à l’ambassade, au département d’État, à la CIA ou à la Maison-Blanche, décrivent-ils Lumumba ?

Le thème principal était que Lumumba était irrégulier, instable et peu fiable. Il y avait aussi beaucoup de racisme. Clare Timberlake, l’ambassadeur des États-Unis au Congo, a par exemple plaisanté dans une lettre en disant que Lumumba était un cannibale.

Il y a aussi cette peur récurrente des dirigeants américains de voir Lumumba se rapprocher de l’Union soviétique… On est en pleine guerre froide… À quelle occasion est-ce que cette peur s’exprime ?

Cette crainte a été exprimée à plusieurs reprises par les responsables du gouvernement américain, en particulier après que Lumumba ait demandé l’aide militaire de l’Union soviétique. Le 18 août 1960, Larry Devlin envoie par exemple un câble inquiétant dans lequel il dit : « L’ambassade et la station pensent que le Congo fait l’expérience d’un effort communiste classique pour prendre le pouvoir. » Le même jour, le président Eisenhower ordonne à la CIA de se débarrasser de Lumumba.

La CIA va donc mettre en place différents plans pour assassiner Lumumba. Pourquoi est-ce que ces différents plans n’aboutissent pas ?

La méthode initiale consistait à empoisonner son dentifrice ou sa nourriture. Pour cela, la CIA a envoyé du poison au Congo. Le problème, c’est que Lumumba était assigné à résidence et que les Américains ne pouvaient pas accéder à sa maison. Le chef du bureau de la CIA au Congo à l’époque, Larry Devlin, a donc proposé d’autres méthodes, comme lui tirer dessus avec un fusil puissant. Mais comme vous l’avez dit, aucun de ces projets n’a abouti.

L’un des nœuds de l’histoire de l’assassinat de Lumumba, c’est le moment où les autorités de Léopoldville, prennent la décision de le sortir du camp de Thysville où il est détenu… et de l’envoyer soit à Bakwanga, l’actuelle Mbuji-Maï au Kasaï, soit à Elisabethville au Katanga, l’actuelle Lubumbashi. Ces deux zones sont tenues par des ennemis jurés de Lumumba et il y a peu de doutes qu’un tel transfert conduira à sa mort. Le chef de poste de la CIA à Léopoldville, Larry Devlin apprend le 14 janvier que ce transfert a été décidé, trois jours avant qu’il ait lieu… mais il ne fait rien. Et, écrivez-vous, « Ce silence a scellé le destin de Lumumba ». Pourquoi ?

Eh bien, cela a été pris comme un feu vert. Mobutu et les autres membres de son gouvernement à Léopoldville s’entretenaient régulièrement avec Larry Devlin, le chef de poste de la CIA, et le consultaient en permanence. Il avait une énorme influence sur eux. Les autorités lui ont dit qu’elles étaient sur le point de transférer Lumumba dans un endroit où il était certain qu’il mourrait. En fait, en ne disant pas à Mobutu et à ses sbires de protéger Lumumba, Devlin a scellé le destin du Premier ministre. Lumumba a été transféré au Katanga et abattu peu après son atterrissage.

Pourquoi d’après vous, Larry Devlin évite-t-il de tenir Washington informé de cette information essentielle ?

Parce que le président américain Dwight Eisenhower était sur le point de finir son mandat, que John F. Kennedy était sur le point d’entrer en fonction, et que le gouvernement américain ne voulait pas que de grandes décisions soient prises pendant la transition. Larry Devlin s’est rendu compte que s’il avait informé ses supérieurs du projet de déplacer Lumumba, ils lui auraient probablement dit d’intervenir et d’arrêter le transfert. Mais Devlin considérait Lumumba comme trop dangereux pour le laisser vivre.

L’arrière-plan de cette histoire, lit-on dans votre livre, ce sont les liens que Larry Devlin va tisser avec ce qu’on a appelé « le groupe de Binza » constitué autour du général Mobutu. Que sait-on de ces liens et de l’intérêt de la CIA à soutenir le groupe de Binza ?

Larry Devlin était très proche du groupe de Binza. On pourrait presque le qualifier de membre honoraire. En fait, le groupe doit son nom à la banlieue chic de Léopoldville où vivaient la plupart de ses membres. Il s’agit d’un groupe informel qui était centré sur Mobutu, avec également Justin Bomboko, le ministre des Affaires étrangères, et Victor Nendaka, le chef des services de sécurité.

Pourquoi la CIA a-t-elle soutenu le groupe de Binza ? Parce qu’en fait, c’est là que se trouvait le véritable pouvoir et que ses membres, surtout, étaient considérés comme proaméricains. Les États-Unis avaient contribué à l’installation de Mobutu au pouvoir, et le groupe de Binza, c’était le cercle des conseillers de Mobutu.

De manière générale, à quel point la CIA va-t-elle chercher à peser dans les intrigues congolaises de cette époque ?

À partir d’août 1960, c’est-à-dire moins de deux mois après l’indépendance, la CIA a été étroitement impliquée dans la politique congolaise. Non seulement elle a participé aux événements qui ont conduit à la mort de Lumumba, mais après ça, elle a continué à soutenir Mobutu. La CIA a soudoyé les politiciens qui étaient pro-Mobutu et a sapé ceux qui ne l’étaient pas. Elle s’est précipitée au secours de Mobutu lorsque des rébellions ont éclaté dans son pays en 1964. La CIA a alors mis en place ce qui, à ce moment-là, était l’opération paramilitaire la plus coûteuse de son histoire. Elle a créé une force aérienne pour le pays. Pendant des décennies, une grande partie de cette histoire a été classifiée. Mais maintenant, nous voyons enfin à quel point la CIA s’est immiscée au Congo.


RFI / Provinces26rdc.com

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