« Tuer l’Indien dans le cœur de l’enfant » : le Canada rattrapé par son histoire

Morts, violences, viols, acculturation : les Amérindiens ont été victimes d’un « génocide culturel » . Aujourd’hui encore, beaucoup d’autochtones vivent dans la misère et le racisme perdure.

Il a 5 ans et s’accroche en pleurs aux jupes de sa grand-mère. Jimmy ne veut pas monter dans le bus, quitter sa famille amérindienne et cette forêt du Canada où il vit avec sa communauté. Mais un policier bouscule la vieille dame et le saisit. Quelques instants plus tard, il est dans le bus avec d’autres enfants amérindiens. Au milieu des cris et des sanglots, le voyage commence. On est en 1969. Sa vie bascule. Au bout de la route, à quelques kilomètres de chez lui : le « pensionnat indien » de Saint-Marc-de-Figuery au Québec, à 600 km au nord de Montréal. Jimmy Papatie y restera jusqu’à sa fermeture en 1973.

En quelques heures, le décor est planté pour ces enfants autochtones arrachés à leur famille sur ordre du gouvernement canadien : leurs cheveux, traditionnellement portés longs, sont coupés. Sous la douche, on les frotte avec une brosse dure : ils sont les « sales Indiens ». Ils doivent quitter leurs mocassins à perles, vestes en peau d’orignal, vêtements que portent les Algonquins, pour enfiler un uniforme. On s’adresse à eux en français, qu’ils ne connaissent pas, leur langue maternelle est bannie. Et puis, à la fin de cette longue journée, on leur retire leur nom. Ils seront dorénavant des numéros.

« On ne savait pas où on allait. On ne savait pas ce qui allait nous arriver. En quelques heures, c’est un déracinement total – linguistique, culturel, spirituel », raconte Jimmy Papatie, 57 ans, attablé dans un restaurant près du site du pensionnat aujourd’hui détruit. Cheveux bruns courts, tatouages sur les avant-bras, l’ancien chef de sa communauté veut aujourd’hui parler sans fard de cette époque « terrible ».

Un « génocide culturel »

Jusque dans les années 1980, ces pensionnats, apparus au XIXe siècle, ont été l’une des pierres angulaires de la politique d’assimilation des Amérindiens, qui représentent aujourd’hui 5 % de la population. Désormais considérée comme un « génocide culturel » , cette page sombre de l’histoire canadienne a été remise en lumière après la découverte ces derniers mois de plus d’un millier de tombes anonymes près d’anciens pensionnats. Des révélations qui ont choqué le pays. Au total, quelque 150 000 enfants inuits, métis ou membres des Premières Nations (Dene, Mohawks, Ojibway, Cris et Algonquins…) ont été envoyés dans les 139 établissements du pays, gérés par les églises. À chaque rentrée scolaire, l’agent des affaires indiennes, accompagné de policiers, faisait alors le tour des communautés autochtones – pour la plupart nomades – pour emmener les petits. Depuis 1920 et une modification de la loi sur les Indiens, l’assentiment des parents n’est plus nécessaire. Le but de ces institutions : scolariser, évangéliser, assimiler. Souvent, les enfants y ont été brutalisés, parfois abusés. Des milliers n’en sont jamais revenus, morts de malnutrition, de maladie ou de mauvais traitements.

« Au pensionnat, je n’avais plus de nom, j’étais le numéro 70. » Fred Kistabish, 77 ans, lunettes fumées et épaisse chemise de bûcheron, revient souvent sur le site du pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery où il a vécu dix ans. Aujourd’hui, il ne reste que quelques pierres recouvertes d’herbes folles. Un petit mémorial y a été érigé, qui expose de vieilles photos noir et blanc des élèves. Des dizaines de petites chaussures ont été déposées devant, symboles des enfants maltraités dans ces institutions et de ceux qui n’en sont pas revenus. « C’est ici que je suis devenu quelqu’un d’autre », poursuit M. Kistabish en avançant sa canne à la main sur ces lieux recouverts de neige en ce début d’hiver. « Mais ils n’ont pas réussi à complètement me changer. » Le « plus difficile », se souvient l’ancien chef de la réserve de Pikogan, située à quelques kilomètres du pensionnat, était de voir ses sœurs sans être autorisé à leur parler. « Quand elles me voyaient dans le réfectoire, elles pleuraient… ça c’était dur. »

Muets pendant des mois

L’isolement, un vrai déchirement aussi pour Alice Mowatt, placée dans le même pensionnat entre 6 et 13 ans. Des années plus tard, elle a couché dans de petits cahiers les moments les plus marquants de son enfance au pensionnat « pour ne pas oublier » et « pour s’en libérer ». Sur les premières pages, le choc de l’arrivée y est décrit avec précision. « Je ne me souviens pas du chemin jusqu’au pensionnat, je suppose que je suivais mes sœurs. Mais à l’arrivée nous avons été divisées par groupes d’âge, c’est là que j’ai réalisé que j’allais maintenant être seule. »

« À ce moment-là, j’avais 6 ans et je ne savais aucun mot de français. Ce sont les moments les plus durs de ma vie », confie cette ancienne bibliothécaire de 73 ans aux longs cheveux gris. Autour d’elle, dans sa cuisine, chaque objet, chaque ustensile porte une petite étiquette avec son nom en anishinabe, sa langue maternelle. « C’est pour mes petits-enfants, pour qu’il leur reste quelques mots de notre langue. » Au pensionnat, beaucoup ont oublié leur langue, certains enfants sont restés muets pendant des mois. Parler autre chose que le français ou l’anglais était la certitude d’être puni. Des coups de règle, de ceinture, des jours passés enfermés dans un placard, du savon dans la bouche…

« Parce que vous parliez alors que c’était interdit, parce que vous ne vous étiez pas rangés assez vite, parce que vous ne sortiez pas de votre lit assez rapidement… Ils avaient 50 millions d’excuses pour nous frapper », raconte Dawn Hill, 72 ans. Cette ancienne institutrice, courts cheveux blancs et lunettes rectangulaires, passée par le pensionnat de Brantford, au sud de Toronto, a le regard qui se perd dans le vide quand elle replonge dans cette période. « C’était un monde impitoyable. Vous ne vous sentiez jamais en sécurité. » Situé à l’écart de toute habitation, au bout d’une longue allée bordée d’érables, ce pensionnat, dirigé par l’église anglicane, fut l’un des premiers érigés dans le pays. Il vient de lancer des recherches sur son site pour tenter de retrouver des sépultures d’enfants.

Un millier de tombes

Plus d’un millier de tombes anonymes ont été retrouvées depuis mai sur les sites d’anciens pensionnats. Et de nombreuses recherches sont en cours dans tout le pays – entre 4 000 et 6 000 élèves auraient disparu, selon les autorités. Des milliers de survivants ont témoigné de l’horreur de ces institutions, qui avaient pour vocation de « tuer l’Indien dans le cœur de l’enfant », devant une commission Vérité et Réconciliation mise en place en 2008. Parmi eux, Alice Mowatt, qui a raconté, à ce moment-là, pour la première fois les agressions sexuelles qu’elle a subies.

Après sept années d’enquête et des milliers d’entretiens, cette commission fait la lumière sur cette période si méconnue des Canadiens, concluant à un « génocide culturel ». « Il peut parfois être difficile d’accepter que ce qu’ils ont raconté ait pu se produire dans un pays tel que le Canada qui se targue d’être un bastion de la démocratie, de la paix et de la gentillesse partout dans le monde », décrit le rapport de la commission de plus de 500 pages. « Des enfants ont subi des sévices, physiques et sexuels, et sont décédés dans ces écoles dans des proportions qui n’auraient jamais été tolérées dans aucun autre système scolaire du pays ou de la planète. »

Des excuses pour les vies détruites

Petit à petit, le pays lève le voile sur cette période : en 2008, le Premier ministre conservateur Stephen Harper présente des excuses ; son successeur, Justin Trudeau, fait de même en 2015. Récemment, c’est l’Église catholique qui a admis sa responsabilité dans les souffrances endurées par les membres des Premières Nations. En 2022, pour la première fois, une délégation d’autochtones se rendra au Vatican avant un voyage de François au Canada prévu dans l’année. « Je veux que le Pape vienne s’excuser devant nous, nous les survivants des pensionnats. Ça va prendre une journée, deux journées pour nous rencontrer, mais il faut prendre ce temps-là, après on pourra tourner la page », pense Oscar Kistabish, 75 ans, passé par Saint-Marc-de-Figuery.Ce dernier (qui n’a pas de lien de parenté avec Fred Kistabish) se décrit comme un « survivant ». « Ils m’ont volé ma jeunesse », dit cet homme aux larges épaules et longs cheveux bruns attachés. Les premiers mois, raconte-t-il, il a souvent été malade à cause de « l’alimentation qui avait changé d’un seul coup » mais aussi de la peur même si, dit-il, il y a eu « des moments de fun » grâce au hockey découvert au pensionnat. « J’ai appris à ne plus avoir d’émotions », lâche-t-il amer, expliquant avoir par la suite, comme beaucoup, cherché à se détruire à petit feu, notamment par l’alcool.

Les pensionnats, tout le système, « cela a créé tellement de traumatismes dans les populations autochtones, transmis de génération en génération », explique Marie-Pierre Bousquet, anthropologue à l’Université de Montréal. « Personne ne parlait de ce qu’on nous faisait, mais tout le monde savait ce que cela signifiait quand le père venait te chercher le soir dans ton lit », confie Jimmy Papatie qui a mis 45 ans avant de pouvoir parler des viols. Au total, plus de 38 000 accusations d’agressions sexuelles et physiques graves ont été recensées par la commission. Moins de 50 déclarations de culpabilité ont été prononcées par la justice canadienne.

Évoquant les « fantômes » qui l’accompagnent depuis des années, Jimmy Papatie narre une vie faite de chutes et de rechutes : alcool, toxicomanie, tentatives de suicide, violences… « Il a fallu que j’aie plus de 50 ans et plusieurs thérapies pour être capable de dormir dans le noir, pour me déshabiller devant une femme, pour réussir à avoir un moment d’intimité avec quelqu’un. Aujourd’hui je ne me cache plus. Mais je sais aussi que cela n’excusera pas le mal que j’ai fait à d’autres », confie-t-il, évoquant des agressions sexuelles dont il dit s’être rendu coupable à son tour.

Beaucoup n' »ont pas réussi à s’en sortir », dit Dawn Hill qui reste en colère contre ceux qui n’ont pas été poursuivis. « Nous n’étions que des enfants… »

« Quelle est notre histoire nationale ? »

Avec la découverte récente des tombes anonymes d’enfants, le Canada semble aussi découvrir son passé, et le mot « réconc iliation » est sur toutes les lèvres. Un mouvement que l’on retrouve ailleurs dans le monde sur la prise en compte des peuples opprimés notamment par le colonialisme européen. En Norvège, Finlande et Suède, des commissions vérité sur les persécutions subies par le peuple sami ont été récemment mises en place. Et dans de nombreux pays, un mouvement de fond, porté principalement par les jeunes générations, appelle à ouvrir les yeux sur des erreurs du passé pour mieux prendre en compte aujourd’hui les diversités. « Ce n’est pas l’image que les Canadiens avaient de leur pays. Aujourd’hui ils se demandent : ‘Mais finalement il est fondé sur quoi, notre pays ? Quelle est notre histoire nationale ?' », poursuit Marie-Pierre Bousquet, qui parle d’un électrochoc pour la société. « Jusqu’ici, ils se voyaient comme une grande démocratie multiculturelle, avec un passé glorieux, de grands espaces, pas comme un pays bâti sur un génocide. » La découverte des tombes a été un tournant majeur, expliquent les chercheurs. « C’est comme si, avec cette preuve, c’était soudain devenu concret, réel », ajoute la directrice d’un programme en études autochtones. Mais « il reste encore beaucoup de travail à faire pour une véritable compréhension de cet épisode de l’histoire et de ses conséquences durables », estime Sébastien Brodeur-Girard, qui enseigne à l’école d’études autochtones de l’Université du Québec.

Fin septembre, lors de la première journée nationale d’hommage aux victimes autochtones, le Premier ministre Justin Trudeau l’a reconnu : « Il n’y aura pas de vérité, ni de réconciliation, tant et aussi longtemps que ce pays ne comprendra pas que l’histoire des autochtones est notre histoire à tous. » Aujourd’hui encore, beaucoup d’autochtones vivent dans la misère et le racisme perdure, notent experts et rapports. Les Amérindiens n’ont acquis le droit de vote au Canada qu’en 1960 et dans certaines provinces, comme le Québec, seulement en 1969. En 2020, l’Onu dénonçait « le large éventail de violences à l’encontre des peuples autochtones » : problèmes d’accès à l’eau potable, discrimination envers les enfants vivant dans les réserves, surreprésentation dans les prisons…

« Le gouvernement et l’Église pensent que dire ‘je m’excuse’, ça suffit », assène Jimmy Papatie. « Mais, si tout cela était sincère, ils mettraient vraiment de l’argent sur la table pour réparer. Je sais ce que cela coûte de reconstruire un individu, alors tout un peuple… »


AFP / La Libre / Provinces26rdc.net

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