Pendant deux ans, Marlène Rabaud a suivi la mobilisation de la Lucha (Lutte pour le changement), mouvement de jeunes Congolais mobilisés pour obtenir des élections libres en République démocratique du Congo. Son film vient d’être sacré meilleur documentaire francophone 2019. Le film Congo Lucha sera rediffusé sur La Une RTBF ce mercredi à 22h50.
« Je suis très touchée. Être lauréate du prix Albert Londres, cela vient consacrer dix ans de réalisation de documentaires au Congo. Des films à forte implication, réalisés avec Arnaud Zatjman, qui ont connu du succès au Congo et ont touché un certain public en Belgique mais qui sont quand même restés assez confidentiels. C’est une reconnaissance de notre travail et de notre persévérance à faire des films dans un contexte difficile.”
Originaire de Rennes et diplômée du Fresnoy section Fictions, la réalisatrice Marlène Rabaud travaille en tandem avec Arnaud Zatjman depuis près de 15 ans.
“On s’est rencontrés au Congo en 2005 et on a commencé à travailler ensemble, en réalisant des reportages pour la RTBF, France 24 et TV5 Monde. On a couvert le Congo et l’Afrique centrale jusqu’en 2010. Suite à notre dernier film, Meurtre à Kinshasa, on a préféré quitter le Congo parce qu’on n’était pas rassurés. Et c’est là qu’on a monté notre boîte de production à Bruxelles : Esprit libre. On a continué à réaliser des documentaires, depuis la Belgique, mais toujours en Afrique. La coréalisation, ce n’est pas toujours évident même si Arnaud et moi, on est complémentaires : il est journaliste, il a apporté cette expertise depuis le début. Moi, je viens du cinéma avec une approche d’auteur. Congo Lucha, c’est mon premier film réalisé et filmé seule au Congo.”
Sur un sujet politiquement délicat…
Cela m’a tout de suite touchée de voir cette nouvelle génération décidée à ne pas accepter le sort que l’on réservait depuis longtemps au peuple congolais. Pour moi, c’était inédit et je ne voyais pas comment je pouvais passer à côté de ce sujet. Quand j’ai vu la photo de Rebecca derrière les barreaux de sa cellule, emprisonnée pour six mois parce qu’elle demandait le départ de Kabila, j’ai eu un coup de cœur pour cette jeune femme. J’ai décidé de quitter Bruxelles et pris le risque d’aller rencontrer les militants de la Lucha à Goma (Est du Congo, NdlR).
Le fait que vos précédents films soient connus au Congo vous a aidée…
Oui, ils savaient ce que j’avais fait avant et ils m’ont fait confiance. J’ai pu les suivre dans leurs maisons, leurs réunions et leurs actions, je voulais être au plus près des militants pour montrer une génération qui a décidé de dire stop même si elle se sait sacrifiée. Ils sont conscients qu’ils n’arriveront peut-être pas à changer les choses aujourd’hui. Ils agissent pour la génération de leurs enfants.
C’est un de vos précédents films qui vous a permis de rencontrer Luc Nkulula à qui vous rendez hommage dans ce documentaire.
Oui, j’ai eu son contact par le prisonnier politique que nous avions filmé précédemment. Depuis lors, il a fui en Suède. Luc est son neveu, il m’a dit qu’il savait qu’il était dans la Lucha mais qu’il ne le connaissait pas bien. C’est en arrivant sur place que j’ai découvert que Luc n’était pas n’importe qui dans le mouvement. Que c’était un étudiant plus âgé, plus expérimenté, qu’il avait déjà dix ans d’engagement dans différents mouvements étudiants.
» Ce que la Lucha cherche surtout à faire, c’est vaincre la peur qui règne dans ce pays. »
Ces jeunes de la Lucha reçoivent-ils suffisamment de soutien et de relais hors d’Afrique ?
Ils ne cessent de répéter que ce dont ils ont besoin, c’est de l’adhésion du plus grand nombre: que les gens sortent dans les rues pour réclamer leurs droits. Ce que la Lucha cherche surtout à faire, c’est vaincre la peur qui règne dans ce pays. Cela ne viendra pas de la reconnaissance extérieure, cela viendra de l’intérieur: il faut se changer soi d’abord pour changer les autres et changer ensuite le pays.
D’autres pays du Maghreb et le Burkina Faso ont prouvé que lorsqu’on tient bon, cela peut finir pas porter ses fruits.
La situation du Congo est particulière et compliquée avec des communications difficiles, des provinces qui ne sont pas solidaires entre elles et pourtant La Lucha a réussi à se répandre dans la plupart des grandes villes. La taille du pays, l’absence de routes, les moyens de communication très chers et les rivalités entre provinces, tout cela crée un contexte très particulier. On parle de peur, c’est à tous les niveaux: ne plus avoir peur de l’autre, de son concitoyen…
La Lucha utilise d’ailleurs ce film comme un outil pédagogique et le montre aux nouveaux militants ou lors de cérémonies, d’événements. Il y a eu des projections à Kinshasa, Goma et Béni et des discussions sont en cours avec la représentante de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour voir si on pourrait faire une tournée dans 5 ou 6 villes.
Êtes-vous toujours en contact avec eux ?
Je suis en contact permanent avec eux. Il m’est arrivé de croiser des militants en France et en Belgique. Espoir et Rebecca continuent la lutte. Il y a trois semaines, Rebecca a fait 5 jours de cachot avec une dizaine d’autres militants pour avoir demandé la baisse des tarifs de communication. Ils sont très conscients que Kabila n’est pas vraiment parti, rien n’a changé fondamentalement. Ils font régulièrement le bilan de Tshisekedi et le suivi de ses promesses de campagne. Ils sont très mobilisés sur la prévention du virus Ebola, sur la question de la gratuité de l’enseignement qui reste une promesse dans le vide. Ils continuent les actions, ils continuent à être emprisonnés. J’ai du mal à imaginer que l’octroi de ce prix puisse changer quelque chose à leur quotidien.
Le lien entre tous vos films, c’est la question de la justice…
Oui, c’est vrai et l’envie de filmer des gens qui n’ont pas de pouvoir mais qui, pourtant, agissent pour le bien de tous et pour un monde meilleur. Ils peuvent sembler un peu rêveurs, un peu utopiques mais cela fait ses preuves au final.
Toutes proportions gardées – car ils ne risquent pas leur vie -, la volonté de bâtir un avenir meilleur et un monde plus juste est ce qui guide les jeunes qui luttent pour le climat.
Je trouve que la comparaison est juste. Je suis heureuse d’avoir fait ce film avant que ces mouvements en Europe ne surgissent car on pourrait même dire que cela vient d’Afrique, avec les manifestations dans le monde arabe, etc. Cette jeunesse a raison de se mobiliser car elle va subir les conséquences de tout cela. Il y a un sentiment de révolte par rapport à la génération précédente qui n’a pas fait le boulot en laissant la terre devenir une poubelle ou la peur s’immiscer dans les foyers et paralyser tout le monde.
« La Lucha, c’est vraiment ça : des jeunes, le poing levé, qui assument d’être nés pour changer les choses. »
La Lucha, c’est vraiment ça : des jeunes, le poing levé, qui assument d’être nés pour changer les choses. C’est beau quand ça marche car la Lucha a porté ses fruits. On peut douter du fait que le président Kabila serait parti si les jeunes Congolais n’étaient pas descendus dans la rue et n’avaient pas poussé l’église à remonter au créneau. Cela a fragilisé le pouvoir. Cela prouve qu’on peut être jeunes, pleins de rêves et quand même changer les choses…
Le prix Albert Londres couronne chaque année, à la date anniversaire de la mort du grand reporter, les meilleurs “Grands Reporters” francophones dans trois catégories : livres, presse écrite et presse audiovisuelle.
“L’Afrique est là, devant nous, qui palpite, s’insurge, rêve et se bat avec une utopie magnifique contre un système politique qui l’exploite et la gangrène. On ressort de ce film à la fois admiratif, révolté et… bouleversé” a précisé le jury Albert Londres au sujet du film Congo Lucha de Marlène Rabaud.
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